L’Afrique a une histoire-Ecrire l’histoire de l’Afrique après Joseph Ki-Zerbo

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L'Afrique a une histoire-Ecrire l’histoire de l’Afrique après Joseph Ki-Zerbo« L’Afrique a une histoire ». C’est par ces mots d’une implacable évidence que Joseph Ki-Zerbo ouvrait le premier volume de L’histoire générale de l’Afrique !

Cette grande entreprise de réflexion sur l’histoire de l’Afrique fut exemplaire à plus d’un titre. Elle révélait ce qui avait été si souvent et si complaisamment tu, et fut menée selon les formes et les méthodes que requiert la recherche historique.

Durant environ un quart de siècle (1972-1999), avec le soutien de l’Unesco qui en avait confié la rédaction à un comité scientifique international créé par le Conseil exécutif en 1970, huit volumes ont couvert l’histoire de l’Afrique, de l’Antiquité à nos jours. S’il n’est pas possible de rendre compte ici de tous les acquis de cette aventure intellectuelle, ni de témoigner – à travers l’hommage rendu à Ki-Zerbo – notre reconnaissance à tous ceux qui ont œuvré à son succès, il est loisible de rappeler les enjeux de cette vaste entreprise d’une histoire de l’Afrique afin de mieux envisager les différentes tâches qui restent à accomplir.

Cette invention – le mot n’est pas trop fort – se voulait scientifique au sens strict de ce mot. Pour les initiateurs du projet, au premier rang desquels Ki-Zerbo, il s’agissait de porter sur l’Afrique la même attention que sur n’importe quel autre domaine historique.

Bien qu’évidente, une telle posture n’allait pas de soi.
Elle supposait, d’une part, que l’Afrique était (et serait désormais) sujet de réflexion discursive, là où, pendant longtemps, elle fut, sinon niée, du moins objet de fantasmes et d’élucubrations diverses. Par ailleurs, elle supposait que l’Afrique, considérée jusque-là comme un « continent sans histoire », vierge de tout passé et par conséquent incapable de tout avenir, fût partie intégrante de l’histoire mondiale.En considérant l’Afrique comme objet de science, l’historiographie présentait l’intérêt de faire le tri entre tous les discours portés sur elle – discours indéfiniment semblables et indistincts, oscillant entre le mauvais exotisme et l’insignifiance –, afin de fonder un discours authentiquement « sérieux ».

L’enjeu de cette entreprise était aussi d’ordre épistémologique. En phase avec les développements de la science historique moderne, elle délaissait la seule dimension de l’événement, du fait décontextualisé, pour faire droit à une « histoire de l’intérieur », accomplie à partir des connaissances que présupposent la proximité et l’intimité du lieu, sans pour autant que l’on fasse l’économie de la nécessaire « bonne distance » que requiert l’objectivité scientifique. Ils entendaient également faire en sorte que cette histoire soit vraiment générale : celle « des peuples africains dans leur ensemble ».

Une telle approche méthodologique impliquait que fussent prises en compte les langues multiples dans lesquelles s’est construite l’histoire de Afrique. Elle impliquait aussi que soient franchis les obstacles de la géographie afin de forger une unité historique. Elle impliquait enfin une approche trans- et multi- disciplinaire qui dépasserait les clivages des sciences instituées, en faisant appel aussi bien aux savoirs endogènes, locaux et régionaux, qu’aux sciences exogènes, européennes ou occidentales.

Mais il fallait ne pas abandonner l’Afrique aux « tristes tropismes » d’une anthropologie souvent soucieuse d’enfermer l’Afrique dans une dimension a-historique. La sociologie, en son temps, a permis de décloisonner cet enfermement. L’histoire l’a brisé !

À l’instar de plusieurs autres disciplines qui ont eu quelques difficultés à accorder une place à l’Afrique – telles la philosophie (où pendant longtemps on considéra que l’Afrique n’en avait pas), la psychiatrie (où Frantz Fanon mena le combat pour la reconnaissance des conditions sociologiques de l’avènement de la folie aux Colonies) ou l’égyptologie (où Cheikh Anta Diop démontra les indiscutables liens culturels de ce monde ancien avec l’Afrique) – les historiens africains eurent le plus grand mal à imposer une dimension spécifiquement historique à l’Afrique.

Cette intrusion du réel africain dans les sciences historiques contenait également un autre enjeu d’ordre politique : faire advenir une génération d’historiens africains et les faire reconnaître comme tels, c’est-à-dire, comme des spécialistes de l’Afrique, possédant des compétences indiscutables.

La tâche est immense et le chantier ouvert tant la reconnaissance d’un discours historique sur l’Afrique est l’occasion de débats souvent vifs comme le montrent à l’évidence certaines polémiques récentes.

 

On croyait la tâche accomplie, il n’en est rien. On s’aperçoit aujourd’hui au regard d’un certain nombre de discours contemporains portés sur l’Afrique, au vu des nouveaux problèmes dont doit se saisir l’histoire et de la place qui est accordée aux historiens africains dans les disciplines des savoirs et de la pensée historique que tous les enjeux pour la reconnaissance d’une histoire générale de l’Afrique restent entièrement valables.

Pour certains intellectuels et politiques européens, encore attachés à une histoire fantasmée et nationale en ce début du 3e millénaire, rejetant, avec morgue, toute idée de repentance de l’Europe au nom d’une grandeur de la civilisation occidentale, refusant tout acte de contrition et tout « sanglot de l’homme blanc », l’Afrique demeure inexorablement responsable des maux qui l’affligent à raison même de son incapacité à entrer dans l’histoire. Le récent « discours de Dakar » prononcé par M. Nicolas Sarkozy, le 26 juillet 2007, a encore une fois montré une convergence perverse d’opinion entre certains intellectuels français et l’actuel président de la République française. Jamais, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, n’était apparue une dévaluation aussi marquée, répétée et dangereusement assumée de l’histoire africaine. Ce discours, obscène et raciste, traduit – sinon un mépris – du moins une méconnaissance totale des différentes avancées de l’histoire africaine auxquelles a contribué, entre autres, Ki-Zerbo. Elle consacre, pour le plus grand malheur de l’Afrique, la permanence de cette vieille et rétrograde conception hégélienne de l’histoire pour qui l’Afrique, on le sait, n’avait point d’histoire.

Il ne nous appartient plus ici de revenir sur les différentes critiques, légitimes, que suscite ce type de discours obscurantiste. Toutefois, la répétition de cette conception d’inspiration coloniale de l’histoire ou ce retour du refoulé appelle une vigilance aussi grande que celle qui avait animé les initiateurs de l’histoire générale de l’Afrique et nous enjoint d’engager des réponses urgentes.

La construction d’une histoire générale de l’Afrique rationnellement reconnue (parce que scientifiquement validée) n’a pas encore résolu la question de sa transmission. Hier, les historiens de la génération de Ki-Zerbo œuvraient pour que soit (enfin) reconnue la réalité d’une histoire générale de l’Afrique. Aujourd’hui, le combat pour un travail sur l’histoire doit se doubler d’un combat pour la mise en perspective de sa mémoire. Faire reconnaître l’existence d’une histoire n’est rien si on ne procède à la mise en place des conditions de possibilité de sa mémoration et de sa mémorialisation : écriture de l’histoire et pédagogie historique vont donc de pair.

Mais cette mémoire ne sera pas hagiographique, elle ne devra pas « court-circuiter le travail de l’histoire ». Comme l’écrit Paul Ricœur : « L’injonction (de la mémoire) ne prend sens que par rapport à la difficulté ressentie par la communauté nationale. Ou par des parties blessées du corps politique, à faire mémoire de ces événements d’une manière apaisée. De ces difficultés, on ne saurait parler de façon responsable avant d’avoir traversé les plaines arides de l’épistémologie de la connaissance historique et rejoint la région des conflits entre mémoire individuelle, mémoire collective, mémoire historique, en ce point où la mémoire vivante des survivants affronte le regard distancié et critique de l’historien, pour ne rien dire de celui du juge[1]. »

De droit, la repentance n’intéresse pas l’historien, pas plus qu’il n’exige le pardon. Il veut le savoir, seul viatique de la connaissance du réel[2]. Cette autre tâche participe, à la fois, d’une fabrique de l’histoire et d’une vaste entreprise culturelle à laquelle notre revue a toujours voulu s’associer lorsqu’elle ne l’a pas initiée.

Ce travail rigoureux de l’historien est d’autant plus important aujourd’hui que les avancées de l’histoire permettent de faire obstacle à toutes les impostures que certains médias relaient avec complaisance.

L’attention accordée à certains aspects historiques plus médiatiques aujourd’hui que d’autres, la place de l’Afrique dans les guerres et les conflits mondiaux, dans les mouvements migratoires et leurs conséquences, bref, la place du continent dans le cours actuel de la mondialisation font que le succès de l’histoire générale de l’Afrique a rendu paradoxalement plus tendues les relations des historiens africains avec les progrès qui sont accomplis dans leur discipline. Sur ces questions, on voit surgir, ici où là, parfois avec raison, des discours dont la force polémique risque de nuire à terme à la sérénité et à l’objectivité requises en la matière. Hier, les historiens africains, confrontés à des problèmes d’une ampleur et d’une gravité exceptionnelles, surent néanmoins entreprendre une histoire objective de l’Afrique. Aujourd’hui, en des temps aussi chargés et dramatiques, c’est à une histoire de ce type et à une attitude semblable que nous voudrions voir l’histoire s’écrire et se faire.

Compte tenu de l’exacerbation des conflits de mémoire, le risque est grand de voir l’histoire se muer en un seul et exclusif combat politique. L’étendue du développement de certains discours nous oblige à exercer une vigilance constante sur les constructions imaginaires actuelles et passées d’une histoire dont le but consisterait essentiellement à revendiquer la reconnaissance d’une culture identitaire.

L’état de certaines pratiques actuelles de l’histoire africaine imposerait aux historiens africains après Ki-Zerbo de mettre en chantier, rapidement, une autre écriture de l’histoire qui prendrait en compte les mutations sociales, les transformations culturelles, les conflits internes qui ont surgi sur le continent, les accélérations des événements qui s’y produisent quotidiennement et obligent à repenser constamment une histoire en mouvement. Pour faire court, le temps est venu de faire de l’histoire de l’Afrique une « affaire sérieuse » en approfondissant, pour nous-mêmes, les rapports des individus à leur temps, à leur espace et à leur devenir.

Lire le N° 173 de la revue Présence Africaine consacrée à l’oeuvre de Joseph Ki-Zerbo

Source: Afrikara

Posté   le 11 Dec 2007   par   biko

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