Langues maternelles et le développement: période coloniale

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L’école sera évidemment le lieu privilégié pour amorcer le processus d’assimilation. Ayant eu l’avantage qui n’était pas donné à tout le monde de fréquenter l’école coloniale, vous me permettrez, Mesdames et Messieurs, de vous brosser rapidement l’atmosphère typique qui régnait dans nos [PAGE 50] hangars qui tenaient lieu de salles de classe et où nous avions tous l’air d’être des otages au coeur de la communauté villageoise.

Certains trouveront le terme « otage » exagéré, mais dites-vous bien que le premier contact avec la langue française se faisait au plus tôt vers l’âge de 7 ou 8 ans. Habitué à travailler le bois ou à cultiver la terre avec ses parents, vous conviendrez qu’à cet âge l’enfant sait s’exprimer avec aisance sur des sujets qu’il connaît bien.

Contrairement au petit Québécois francophone ou au petit Français du même âge, sinon plus jeune qui venait à l’école simplement pour fixer et au besoin préciser des connaissances acquises par l’expression orale, le jeune Africain, pour sa part, entendait parler le français, souvent pour la première fois, le jour où il arrivait à l’école.

Qui plus est, même quand l’instituteur pouvait parler la langue du village – cas rare dans les institutions publiques – toute communication dans une autre langue que le français était toujours interdite dans l’enceinte de l’école. De plus, les manuels scolaires utilisés dans les colonies étaient, dans la plupart des cas, les mêmes que ceux dont on se servait dans la métropole, alors que la réalité véhiculée par ces ouvrages, qu’il s’agisse de l’histoire, de la géographie, des sciences naturelles, etc., ne se rapportait évidemment pas à la vie quotidienne de l’écolier africain.

Le passage de la langue maternelle à la langue du Maître correspondait donc à passer d’un univers concret et immédiatement saisissable à un monde inorganique. Je vous laisserai deviner avec quelle allégresse l’enfant rentrait chez lui tous les jours après six heures de torture psychologique. Faut-il signaler qu’en général les parents ne parlaient ni ne comprenaient le français ?

Pourtant, nombre de ces parents, même illettrés, étaient particulièrement flattés d’entendre leurs enfants parler français. Rien de surprenant à cela. La maîtrise du français, de la « langue du Blanc » – traduction littérale – ne signifiait-elle pas accès éventuel à quelque emploi subalterne de l’administration coloniale ? Et comme on dit si bien chez moi, faire partie du système, c’est être « quelqu’un ». Et avoir un des siens dans le système en place, c’est être le « quelqu’un » de « quelqu’un » (entendez : c’est avoir un cousin au ciel). L’équation langue de l’autre = richesse, considération et promotion étant ainsi posée, les termes perturbations. [PAGE 51] psychologiques, aliénation culturelle, crise d’identité ou « dépersonnalisation » n’avaient plus leur raison d’être.

D’ailleurs, comme je l’ai déjà souligné, les écoles étaient tellement peu nombreuses que ceux qui avaient la chance d’y accéder – n’est-ce pas paradoxal – étaient de véritables élus et se percevaient ainsi. Jean-Paul Sartre écrit à ce propos:

      « L’enseignement colonial a littéralement gangrené la pensée et l’affectivité de l’Africain et truffé son comportement d’un cortège de complexes et de réflexes anomaux… et par son caractère assimilateur et par la négation de la culture nationale… (il) a abouti à une véritable aliénation du colonisé. »3

Mais ce qui, aux yeux de Sartre, est une situation anormale peut devenir une source de fierté pour le colonisé. Ecoutons , l’homme politique :

      « Malgré l’indépendance politique – ou l’autonomie – proclamée, depuis deux ans, dans tous les anciens « Territoires d’Outre-Mer », malgré la faveur dont jouit la Négritude dans les Etats francophones au sud du Sahara, le français n’y a rien perdu de son prestige. Il a été, partout, proclamé langue officielle de l’Etat; et son rayonnement ne fait que s’étendre, même au Mali, même en Guinée…
      Beaucoup, parmi les élites, pensent en français, parlent mieux le français que le langue maternelle farcie, au demeurant, de francismes, du moins dans les villes. Pour choisir un exemple national, à Radio Dakar, les émissions en français sont d’une langue plus pure que les émissions en langue vernaculaire. Il y a mieux, il n’est pas toujours facile, pour le non initié, d’y distinguer les voix des Sénégalais de celles des Français. »4

Et maintenant Senghor, le poète :

      « Je pense en français;
      Je m’exprime mieux en français que dans ma langue maternelle… Or il se trouve que le français est, contrairement à [PAGE 52] qu’on a dit, une langue éminemment poétique. Non par sa clarté, mais par sa richesse…
      Nous, politiques noirs, nous, écrivains noirs, nous sentons, pour le moins, aussi libres à l’intérieur du français que de nos langues maternelles. Plus libres, en vérité, puisque la Liberté se mesure à la puissance de l’outil : à la force de création. »[5annotate= « 5 » show »5″]Ibid, pp. 361-363.[/annotate]On aurait pu citer tout le texte tant il est beau à entendre, mais nous n’insisterons pas sur l’incontestable élégance des écrits de ce grand poète négro-africain..

Par Ambroise KOM


Annotations

3. Jean-Paul Sartre, « Présence noire : une langue étrangère les habite et leur vole leur pensée », Présence africaine, No 1, p. 29.
4. L. S. Senghor, Liberté 1, Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, pp. 358-359.

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